Quelques réflexions sur les politiques d’action culturelle des bibliothèques publiques.
De retour du congrès de l’ABF, cette année organisé à Toulon avec professionnalisme et convivialité, je me hasarde à quelques réflexions personnelles nourries par les fructueux échanges de ces rencontres, qui ne constituent qu’une opinion d’un humble tâcheron de la lecture publique et aucunement un message à la profession.
Quelques remarques tout d’abord sur les déplorations au sujet de la baisse d’intensité de la lecture chez les jeunes formulées notamment par Marie Despleschin lors de la conférence inaugurale. Je partageais récemment une lettre de l’Unesco faisant valoir l’extrême vitalité de la littérature de jeunesse dans le monde. Le livre jeunesse est un poids lourd de l’édition mondiale. Avec un chiffre d’affaires de 12 milliards d’euros, nourri par des générations toujours renouvelées d’auteurs et d’éditeurs de qualité, il souffre avant tout d’un manque de reconnaissance et de visibilité et non d’un manque de lecteurs.
En réalité d’autres modes de lecture émergent. Depuis son lancement en mars 2021, Nabook, plateforme en ligne de lecture pour les 7-14 ans, revendique un temps d’usage en plein essor : les utilisateurs passeraient tous les mois 13 heures à lire les livres qu’elle propose.
L’usage des audio livres explose, spécialement auprès des moins de 35 ans. Pour 65 % de ses consommateurs, ce support est considéré comme un mode de lecture complémentaire aux formats classiques.
De façon plus large, on peut aussi considérer que les pratiques artistiques, numériques, musicales, les cultures de l’image, n’ont jamais été aussi présentes dans l’univers des jeunes générations. Je me méfie toujours ainsi des jugements hâtifs — qui sont du reste vieux comme le monde — formulés par des « boomers » se référant au contexte du temps béni de leurs jeunes années, sur l’abêtissement des nouvelles générations même si je ne disconviens pas que certains signaux peuvent et doivent nous alerter.
Ce qui est en jeu ici et qui renvoie pour le coup au sujet que l’ABF a eu la riche idée de mettre en débat cette année, à savoir l’action culturelle au sein des bibliothèques publiques, c’est ce que le père des des dispositifs Ville-lecture Jean Foucambert évoquait sous le vocable de « lecturisation de la société ». C’est moins connu mais l’infatigable défenseur de la méthode globale fut aussi avec son Association Française pour la Lecture le génial initiateur des « villes-lectures », hélas défuntes et qui ont vu dans les contrats territoires lecture une forme récente de continuation.
Dès 1989, Foucambert posait des constats qui demeurent d’une totale actualité et pourraient être repris quasiment à l’identique aujourd’hui :
La lecture n'est en crise que de croissance : le développement économique, social et technique rend aujourd'hui possible la généralisation à l'ensemble des citoyens de la maîtrise de l'écrit. L'exigence démocratique et les défis économiques et culturels de cette fin de siècle confrontent les sociétés à une ambition nouvelle qui ouvre, après celle de l'alphabétisation, une ère de "lecturisation".
Ce qui est en question avec Foucambert, c’est l'élargissement des bases sociales de ce qui s'exerce dans l'usage de l'écrit, produire du sens, se représenter et transformer le monde.
Prophétique (spécialement à l’heure où j’écris ces lignes…), il pose déjà des questions qui sont encore manifestement d’une intense acuité et qui devraient interroger chaque jour les bibliothécaires lorsqu’ils mettent en question le sens de leurs actions de médiation culturelle :
Peut-on concevoir une politique de lecture qui ne se développe pas sur les lieux mêmes de vie des gens ? Peut-on envisager une telle démarche si elle ne s'attaque pas d'abord à la seule cause de la non-lecture : l'état d'impuissance, d'irresponsabilité, de résignation, d'exclusion de toutes situations d'analyse, de réflexion et de décision ?
Ainsi, Foucambert avait bien compris que la bibliothèque publique n’était pas n’importe quel service public culturel, mais le premier et le plus fondamental d’entre eux. Héritière de la Révolution française — relisons Condorcet ! — consubstantielle au contrat social républicain, la bibliothèque publique a le capital symbolique, la responsabilité publique d’élaborer des stratégies d’action culturelle qui relèvent de l’innovation sociale et de réunir les conditions pour que la lecture et l’écriture se trouvent représentées, selon les termes du maître « à la crèche, à l'école, dans les activités périscolaires, à la bibliothèque, dans les entreprises, dans l'animation et la formation des adultes, dans les activités socio-culturelles et sportives, dans les radios et la presse locales, dans les services collectifs (santé, logement, urbanisme, etc.) ».
Et de poser 7 piliers qui peuvent aujourd’hui encore constituer l’ossature d’une stratégie d’action culturelle en bibliothèque.
- Réimplication de chacun dans la responsabilité et le pouvoir sur les différents aspects de sa vie.
- Autres regards sur les écrits existants et éclosion de modes nouveaux de lecture.
- Information large et permanente sur la nature et les enjeux de la lecture.
- Multiplication de circuits-courts de production et de diffusion de nouveaux écrits.
- Complémentarité des institutions des équipements mis en réseau.
- Formation commune des co-éducateurs pour des actions communes.
- Recours aux technologies modernes pour le perfectionnement des techniques de lecture.
Cela m’amène au dernier point que je souhaiterai évoquer. On sait depuis un fameux rapport de 2016 sur les publics des bibliothèques municipales et intercommunales qu’un usager de bibliothèque sur 2 fréquente nos lieux pour d’autres motifs que la consultation et l’emprunt de documents. Ce constat qui a quelque peu sidéré la profession doit nous questionner.
En premier lieu sur nos crédits budgétaires encore aujourd’hui largement consacrés aux collections au regard de ceux dévolus aux actions culturelles conduites par les bibliothécaires. Et si la question ne se posait plus nécessairement et uniquement en termes d’accès aux œuvres de l’art et de l’esprit mais bien plutôt du point de vue de la médiation ?
Les bibliothécaires animent leurs lieux avec les moyens qui leur sont dévolus et ont bien compris que cette exigence, par-delà l’attention portées aux usages et à la topographie de leurs établissements, conditionnait l’appétence des usagers et la fréquentation. Mais force est de constater que la logique d’établissement a son plafond de verre, le taux d’impact — ou taux de pénétration — des bibliothèques publiques qui se situe en moyenne en France aux alentours de 14% (souvent malgré des efforts notables portés sur l’amplitude d’ouverture qui a mobilisé les efforts) nous oblige à poser les bases d’une politique de lecture publique proactive, partenariale, investissant le territoire et les publics plutôt que le seul établissement.
Il s’agit avant tout de considérer qu’à l’instar des politiques documentaires qui se sont massifiées en bibliothèque, il est temps de formaliser des politiques publiques d’action culturelle. Aux chartes des collections, il importe désormais de superposer massivement dans nos établissements des chartes de l’action culturelle qui diront la nature des politiques publiques et donneront leu au passage à de fructueux échanges avec notre autorité de tutelle et nos élus qui nous opposent à raison notre isolement, des animations se superposant au fil de l’eau et des injonctions et opportunités, au détriment du sens et de l’intelligibilité.
En dehors des collections, qu’est-ce qu’il importe de faire valoir dans et hors de nos murs et au plus près de nos usagers et de leurs lieux de vie ?
La lecture à voix haute, en premier lieu auprès des tout-petits qui se nourrissent de cet écho du langage, et aussi auprès de tous les publics, les arts de l’oralité, le conte qui se renouvelle dans ses formes urbaines et contemporaines, l’éloquence, la poésie, les ateliers d’écriture, les humanités numériques, les imaginaires, la culture scientifique, l’éducation aux arts et à l’image, la rencontre avec les auteurs, les circuits courts de production d’écrits, le soutien aux études et à la formation, la citoyenneté, l’écologie sont autant de pistes qui peuvent se décliner dans les territoires en sachant qu’il n’existera en la matière que des pertinences locales, hic et nunc.
Comme Foucambert qui estimait que la lecture et l’écriture sont des affaires trop importantes pour les laisser aux seules mains des pédagogues, les bibliothécaires qui lui emboîtèrent le pas considérèrent à leur tour cette question comme étant trop cruciale pour n’en faire qu’une affaire de bibliothécaires.
Élaborons partout où cela n’est pas encore fait des stratégies territoriales d’action culturelle pour la lecture publique, attelons nous à mettre en débat, rédiger et faire adopter des chartes de l’action culturelle pour nos établissements, c’est la conclusion à laquelle je me range pour ma part à l’issue de ce congrès de l’ABF. Merci aux organisateurs pour avoir permis ces réflexions collectives.
Thibaut CANUTI,
Directeur des Médiathèques de Martigues.